L’habit fait-il encore le genre ?

Mode : l’habit fait-il encore le genre ?

Silhouettes neutres, dressings dégenrés, collections unisexes… Ces dernières années, la mode semble s’être libérée de la binarité. Pourtant, cette semaine démarrent les défilés hommes de la saison printemps été 2021. À l’ère du « no gender », cette distinction a-t-elle encore un sens ?

La toilette de Vénus en 1925 : les longs cheveux typiquement féminins et des vêtements masculins. Illustration de Gerda Wegener (1889-1940) pour l'hebdomadaire humoristique "Le Sourire". France, Paris 1925
La toilette de Vénus en 1925 : les longs cheveux typiquement féminins et des vêtements masculins. Illustration de Gerda Wegener (1889-1940) pour l’hebdomadaire humoristique « Le Sourire ». France, Paris 1925• Crédits : Fototeca Storica Nazionale. / Contributeur – Getty

Il nous protège, autant qu’il nous apprête. Par ce rôle initial, le vêtement s’est posé comme une barrière entre l’intérieur et l’extérieur, l’intime et le social, soi et les autres. Notre façon de nous vêtir est devenue un révélateur de notre personnalité autant qu’il informe sur notre identité. Véritable élément de communication, le vêtement se fait de plus en plus « sans genre », no gendergender neutral ou gender-fluid. Mais au-delà de l’émergence d’une nouvelle esthétique, qu’est-ce que cela signifie exactement ? « _Comme le terme gender neutral, ou gender fluid, ou gender non binary, l’appellation ‘_no gender’ est héritière des Gender Studies, notamment du livre capital « Gender Trouble » de Judith Butler », analyse la journaliste de mode franco-britannique Alice Pfeiffer. « No gender » entrevoit le genre comme un domaine socialement construit, performatif et non une évidence biologique, et imagine une utopie où sont neutralisés les marqueurs cisgenres et hétéronormés, un monde délié des carcans du genre, non plus central mais accessoire, émancipé ». Et il se pourrait même qu’il soit lié à l’histoire d’une génération, celle des fameux millenials

Les 18-30 ans se sont ainsi affranchis des frontières entre le masculin et le féminin. En témoigne le très récent #MembreDes22pourcents, apparu le 8 janvier dernier. Un hashtag – faisant référence à une étude que la chaîne M6 présente comme issue de lfop, selon laquelle 22% de cette tranche d’âge « ne se sent ni homme, ni femme » – pour accroître la visibilité des personnes non-binaires et scander que ce phénomène n’a rien d’une tendance éphémère. Mais si cette identité n’est pas une mode, il semblerait que la mode, elle, s’en soit bel et bien emparée : « La société évolue et la notion de genre est au cœur des débats », rappelle ainsi Yann Weber, directeur de la rédaction du magazine mixte, inclusif et sans genre, Antidote« À juste titre, les nouvelles générations se questionnent sur leur identité de genre ainsi que sur la binarité structurelle imposée par notre société. Une fois n’est pas coutume, l’industrie de la mode accompagne cette évolution. »

La mode, une histoire de genre

Costumes européens, 17e-19e siècle, chromolithographie, publiés en 1897 - Illustrations
Costumes européens, 17e-19e siècle, chromolithographie, publiés en 1897 – Illustrations• Crédits : ZU_09 – Getty

Masculiniser le féminin ou féminiser le masculin n’est pourtant pas un phénomène récent, car les modes masculine et féminine se sont toujours auto-alimentées. Et si la féminisation du vêtement masculin ou la masculinisation du vêtement féminin ne suffisent pas à définir ou à redéfinir ces identités, la mode, par son influence dans leur construction, semble révéler les orientations de notre société. 

Certains historiens comme Georges Vigarello considèrent que la naissance de la mode comme phénomène social de changements saisonniers apparait précisément au début du XIIIe siècle, lorsque se consolide un dimorphisme de genre dans l’apparence vestimentaire, avec la ceinture qui sépare le corps en deux : plus courte et large dans la partie supérieure du corps pour les hommes, plus longue et large dans la partie inférieure pour les femmes, alors même que pendant la période médiévale, les silhouettes étaient plus semblables, avec le port de la dalmatique, une tunique longue et sans forme.

L’historien de l’art et de la mode Damien Delille, maître de conférence à l’Université Louis Lumière Lyon 2, explique ainsi :   

Il y a constamment ressemblance sociale et dissemblance de genre dans les modes d’Ancien Régime, avec des usages aristocratiques qui vont être vivement contestés à la Révolution française pour les hommes, comme se poudrer le visage, porter une perruque et un chapeau à plumes, arborer des bas, des couleurs vives et des motifs extravagants sur soi, ou tout simplement exprimer une attention pour l’apparence extérieure. Le costume de l’homme moderne s’oppose à celui de l’aristocrate : son habit doit être égalitaire car démocratique et républicain, pratique et confortable car fait pour le travail du nouveau capitalisme industriel, sobre donc noir, pour devenir la tenue neutre de la domination masculine, celle du costume trois pièces encore d’usage. Dans cette partition des genres, la mode est donc laissée aux femmes qui occuperont le domaine du frivole.
 

Mannequins, avec des coupes cheveux à la garçonne, présentant des modèles de la collection d'été, circa 1920.
Mannequins, avec des coupes cheveux à la garçonne, présentant des modèles de la collection d’été, circa 1920.• Crédits : Mannequins, avec des coupes cheveux à la garçonne, présentant des modèles de la – Getty

Dès les années 1920, les garçonnes s’imposent et raccourcissent tant les coupes de cheveux que les robes. Coco Chanel multiplie les emprunts au vestiaire masculin, le blazer est ainsi un élément phare des collections en 1926. Trois ans plus tard, c’est Virginia Woolf qui poursuit la mouvance avec Orlando, roman dans lequel elle met en scène une personnage changeant de sexe au gré du temps et de ses passages d’un siècle à un autre. Malgré ces tendances progressiste le XXe siècle fut aussi celui du prêt-à-porter et de l’épanouissement de la fast fashion. Et cette mode en série, animée par la seule motivation économique, a creusé les écarts entre les genres.   

L’apparition d’une mode binaire chez les enfants en est le révélateur le plus flagrant. Pendant longtemps, le blanc, symbole de pureté et d’innocence primait dans les vestiaires infantiles. Par ailleurs, dans l’histoire de l’art on constatera que le rose était plus souvent associé à l’ardeur que l’on disait masculine tandis que le bleu, couleur de la Vierge, convenait davantage à la délicatesse que l’on voulait féminine. Le marketing basé sur la binarité des genres détermina le choix inverse. Et dès l’après-guerre, le bleu s’est imposé par ses tonalités froides et neutres auprès des garçons tandis que le rose, plus lumineux, fut imposé aux filles. L’industrie de la mode a ainsi établi de véritables constructions sociales de genre, par sa seule portée commerciale.   

La figure de l’androgyne 

David Bowie en Ziggy Stardust, sur scène (1973)
David Bowie en Ziggy Stardust, sur scène (1973)• Crédits : Chris Walter/WireImage – Getty

Pantalons, blazers, voire costumes et vestes militaires… Les femmes ont su investir les penderies et faire de certaines pièces des « powersuits », c’est-à-dire des outils de leur réaffirmation sociale. Mais quid des hommes ? Si sous l’Ancien Régime le maquillage et les tenues sophistiquées chez les hommes étaient légion, du moins au sein de la noblesse, la tendance s’est atténuée, jusqu’à disparaître. Par la suite, les emprunts masculins à la garde-robe féminine se sont faits plus exceptionnels… et spectaculaires. Ainsi, dans les années 1960, des éléments féminins ont été choisis par certains musiciens, afin de moderniser leurs tenues, tentant alors d’aller au-delà d’une forme de « mascarade » des identités, si l’on s’en réfère à la psychanalyste Joan Riviere.   

On pense par exemple à la robe-chemise blanche portée par Mick Jagger lors du concert des Rolling Stones en 1969 à Hyde Park, ou encore aux chaussures à talons arborées par Jimmy Hendrix ou Prince. On retiendra néanmoins, plus que tout autre, c’est David Bowie qui s’est imposé à travers son alter ego Ziggy Stardust comme un maître en la matière et un chantre de la « Peacock Revolution » : couleurs vives, motifs psychédéliques et coupes considérées comme féminines faisaient alors partie de son dress code. Ziggy Stardust ne semblait ainsi correspondre ni au féminin ni au masculin. Ses tenues, créées par le styliste Kansai Yamamoto récemment décédé, dépassaient les vestiaires classiques pour annihiler l’identification binaire.   

Néanmoins, cette esthétique androgyne a une histoire complexe. Elle renvoie d’abord au mythe platonicien ou, sous l’Ancien Régime, au chevalier d’Éon :

Cette figure correspond surtout à une question de perception de l’autre et de recherche, intentionnelle ou non, de trouble de l’identité de genre », selon Damien Dellile. Durant le passage du XXe siècle, l’androgynie est liée à l’indétermination sexuelle du jeune adolescent que l’on retrouve tout au long de cette période, à travers différentes personnalités artistiques. L’androgynie est aussi marquée par la réception des postures féministes des comédiennes et des chanteuses, de Sarah Bernhardt à Renée Vivien qui porte l’habit masculin sur scène et dans la rue. Damien Delille

1930 : Marlene Dietrich (1901 - 1992) fait ses débuts à Hollywood dans le rôle du smoking d'Amy Jolly dans le film "Maroc", réalisé par Josef von Sternberg.
1930 : Marlene Dietrich (1901 – 1992) fait ses débuts à Hollywood dans le rôle du smoking d’Amy Jolly dans le film « Maroc », réalisé par Josef von Sternberg.• Crédits : Moviepix – Getty

Marlène Dietrich, dans Morocco (Cœurs brûlés, 1932), portant le costume trois pièces ajustée à ses formes féminines, ou la photographie de Man Ray où Marcel Duchamp se travestit artistiquement en Rrose Sélavy, incarnation du consumérisme de la New Woman américaine, sont en cela des exemples marquants. Via la figure de l’androgyne, on va au-delà de la simple perception des genres et de leur opposition. Surtout, leur identification, binaire, est inversée.    

Sur les podiums du XXe siècle, Jean-Paul Gaultier s’est notamment démarqué par son avant-gardisme, en introduisant dans le vestiaire masculin, il y a de cela plus de trente-cinq ans… des jupes. Enfant terrible de la mode, le couturier retraité depuis l’an dernier a également été celui qui révéla au début des années 2010 la mannequin australo-bosnienne Andreja Pejic. Pour sa collection Printemps-Été 2011, en janvier de la même année, il réalise l’impensable en faisant porter une robe de mariée de sa collection femme, à celle qui porte encore le prénom d’Andrej et se définit alors comme androgyne. Pour la première fois dans l’histoire de la mode, un mannequin que l’on identifie comme un homme est amené à défiler dans la sacro-sainte pièce maîtresse d’une collection. Andreja Pejic devient alors le premier modèle à représenter indifféremment les collections femmes, comme chez Gaultier, et hommes, où on le retrouve chez Marc Jacobs, autre célèbre ambassadeur de la jupe masculine.    
 

Vers un avènement du gender-fluid ?

Publicité de l'époque victorienne pour les corsets pour hommes et femmes. Image coloriée numériquement à partir d'une publicité imprimée sur un magazine. Royaume-Uni, Londres 1899.
Publicité de l’époque victorienne pour les corsets pour hommes et femmes. Image coloriée numériquement à partir d’une publicité imprimée sur un magazine. Royaume-Uni, Londres 1899.• Crédits : Fototeca Storica Nazionale. – Getty

Cependant, tout comme le bleu et le rose sont assignés aux enfant dès leur plus jeune âge, la mode ne cesse pas pour autant d’être divisée en deux. Autant sur les catwalks qu’en boutique, le vêtement contribue à une construction qui scinde les genres, comme le rappelle Alice Pfeiffer :  

Chaque saison, les maisons classiques tendent à réitérer une définition classiciste, hétérocentrée des idéaux, qui découlent dans la culture de masse et la fast fashion et sont rapidement récupérés par la société entière. 

Pourtant le phénomène du « gender neutral » tend à s’extirper de ces schémas binaires et va par là dans le même sens que de précédentes tentatives artistiques et musicales. Selon les travaux de Damien Delille, la grande différence est que justement ce phénomène n’appartient pas aux sphères artistiques mais à des espaces d’échanges tels que les réseaux sociaux. Il bénéficie également d’une certaine légitimité théorique, reposant sur des théories queer ou sur les études de genre.  

Faut-il le rapprocher de l’unisexe développé par Pierre Cardin dans sa fameuse collection Cosmocorps dès 1967 ? De la robe pour homme, créée par Jacques Esterel en 1966, bien avant la jupe pour homme de Jean-Paul Gaultier de 1985 ? Ou bien des modes du futur de Rudi Gernreich dans les années 1970, où toute distinction de genre, pilosité et longueur des tenues, disparaît ? Je crois que cette mode cherche précisément la neutralité totale, à ne pas faire mode et ne pas s’inscrire dans ces codes distinctifs qui sont à l’origine de la mode. 

Jean-Paul Gaultier : Défilé - Semaine de la mode de Paris - Haute Couture Printemps/Été 2020, le 22 janvier 2020
Jean-Paul Gaultier : Défilé – Semaine de la mode de Paris – Haute Couture Printemps/Été 2020, le 22 janvier 2020• Crédits : Stephane Cardinale – Corbis – Getty

Malheureusement, on constate que la tendance, à bien des égards, ne va que dans un sens… Si à présent personne ne s’étonne de voir une femme en pantalon ou les cheveux coupés à la garçonne, il semblerait que la jupe pour homme soit encore loin d’être adoptée… Le journaliste Yann Weber l’explique ainsi : 

Qu’il soit gay ou hétérosexuel, lorsqu’un homme décide d’arborer des pièces d’ordinaire portées par des femmes, il est systématiquement perçu dans l’espace public comme étant ouvertement homosexuel, et risque ainsi d’être socialement exclu, ou encore de devenir la cible d’injures voire d’agressions homophobes. La garde robe des hommes se dévirilise néanmoins de saison en saison : les frontières se brouillent et cela contribue à faire évoluer les mentalités. Je connais un tas d’hommes qui ont le courage de porter des robes, du maquillage, des chaussures à talons et je les admire pour cela. 

Face à la fluidité des envies vestimentaires, les réactions de créateurs sont éclairante, selon Damien Delille. Rad Hourani et sa collection Unisexe, 2013 a ainsi pour visée de rappeler que dans la mode, le vêtement s’efface pour laisser place à l’individu. C’est ce postulat que l’on peut considérer comme point de départ du gender-neutral adopté par l’industrie de la mode mais aussi par les hippies des années 1970 et les grunges dans les années 1990. Aussi, au tournant des années 1970, la mode japonaise joue un rôle important dans l’histoire du gender-neutral adopté par les marques de mode. On met ainsi en avant des lignes plus épurées, simplifiées. On pense alors aux tenues historiques de Yohji Yamamoto ou plus récemment au designer japonais Masayuki Ino, avec le denim Levi’s 501. 

Plus récemment, ce sont les marques de la fast-fashion qui se sont placées sur ce créneau : Zara (Ungendered), H&M, Selfridges (Agender), Asos (Collusion), toutes ces marques ne peuvent innover dans le gender-neutral qu’en suivant la tendance générale de la mode sportive qui permet des rapprochements, sans créer une segmentation trop importante des consommateurs. Tout est question de tendance à suivre

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Article publié par :.Nithya Paquiry
Le : 18/01/2021 (Mis à jour à 20:22)
Source : https://www.franceculture.fr

Reblogué par Double Genre
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